Un génocidaire des Khmers rouges repenti face à ses juges

«Je voudrais exprimer mon regret et mon chagrin sincère pour les pertes et tous les crimes», a déclaré Kaing Kek Eav alias «Douch», soixante-six ans, incarcéré depuis 1999 pour génocide et crime contre l’humanité. S’exprimant en langue khmère, Douch a dit au tribunal: «Je reconnais ma responsabilité pour ce qui s’est passé à Tuol Sleng. Je ne vous demande pas de me pardonner maintenant mais j’espère que vous le ferez plus tard».
Frère numéro six
Seize mille compatriotes qui sont morts sous ses ordres alors qu’il dirigeait le centre de torture de Tuol Sleng, un ancien lycée en plein centre de la capitale. Le «Camarade Douch», a «régné» quatre ans sur cet enfer terrestre, d’avril 1975 à janvier 1979, pendant la terrible période de la dictature khmer rouge. Il était le «frère numéro six», le numéro six du régime, en charge de l’interrogatoire des dissidents, espions et autres opposants présumés. Il est aujourd’hui premier à comparaître et le seul à avoir exprimé des regrets et promis de faire toute la lumière sur le passé.
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Deux ou trois vies
Kang Kek Eav a eu deux vies ou peut-être trois. Celle de petit instituteur embrigadé dans l’idéologie marxiste révolutionnaire des khmers qui gravit rapidement les échelons du pouvoir jusqu’à devenir, à l’âge de trente-trois ans, «inquisiteur en chef» du régime. Ensuite, une autre vie, clandestine, dans la jungle où il a vécu sous une autre identité et en repenti.
Après la chute du régime khmer rouge en 1979, Douch part pour la province de Battambang, là d’où est partie la rébellion. Il s’appelle maintenant Hang Pin. En 1995, c’est un homme fruste et timide de cinquante-quatre ans. Un ami le presse d’assister à une réunion d’évangélisation tenue par un missionnaire américain d’ascendance cambodgienne, Christopher LaPel. Hang Pin est touché par le message de la grâce. Il sera baptisé par le missionnaire dans la rivière Sankga, la même année.
«Son changement a été remarquable. Il est devenu un homme ouvert et jovial, soucieux de son apparence», confiera Christopher LaPel. Mais ce dernier ne comprendra que plus tard le sens des paroles de son disciple : «Je ne sais pas si mes frères et mes sœurs peuvent pardonner les péchés que j’ai commis». Le missionnaire a en effet perdu toute sa famille dans le génocide. Une cousine a même été tuée à Tuol Sleng. Passé le choc initial, il décide de lui pardonner, s’ouvrant même à l’émerveillement : «Si Dieu peut toucher Douch, il peut toucher n’importe qui.»
Chrétien zélé
Hang Pin devient un chrétien zélé. Il démarre un rassemblement chrétien dans son village natal, baptisant à son tour de nouveaux croyants. Quatre ans plus tard, lorsque son passé le rattrape, il travaille auprès de réfugiés, sous l’égide de l’ONG chrétienne ARC ; il rêve de créer des écoles.
Un photographe irlandais est de passage dans le camp. Hang Pin se présente sous son nouveau nom, son activité et sa foi actuelles. Mais l’autre est à sa recherche depuis qu’il a visité Tuol Sleng, reconverti depuis en musée du génocide. Et il le reconnaît, malgré les vingt ans qui le séparent de sa photo d’époque. Un mois plus tard, il est de retour avec un comparse, Nate Thayer, qui a enquêté sur le génocide. Les deux le pressent de questions. Hang Pin reconnaît le journaliste qui a déjà interrogé Pol Pot et Ta Mok, dit «le Boucher» et ne se défile pas : «Si vous êtes ici, c’est la volonté de Dieu. J’ai fait de très mauvaises choses par le passé. Maintenant est venue l’heure des “représailles”». «Mon unique faute est de ne pas avoir servi Dieu. J’ai servi les hommes, j’ai servi le communisme», ajoutera-t-il.
Dès ce jour, les deux investigateurs occidentaux font les gros titres. L’ancien tortionnaire s’est caché quelques jours dans la jungle mais il en ressort vite pour se livrer à la police.
Le scandale de la grâce
Face au tribunal, les deux vies de Kang Kek Ieu alias Douch se rejoignent. Il devra rendre des comptes, expliquer, déterrer les souvenirs de sa mémoire et il devra le faire en tant que chrétien. Une trajectoire qui pose, comme à Nuremberg où certains cadres nazis se sont repentis, la question du scandale de la grâce. Si le pardon divin est offert même au pire criminel, en voici un qui va malgré cela être confronté à la justice des hommes. Pour quel témoignage ? (JR)