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Deux mille ans après, Judas livre sa version des faits

© Matteo 26 d'après Alessandro Mantovani (détail)
Longtemps littérature de spécialistes, les apocryphes chrétiens anciens suscitent l'intérêt du grand public depuis une dizaine d'années. Le dernier en date, l'Évangile de Judas, sort à Pâques après dix-sept siècles d'oubli. L'occasion de faire le point avec le professeur Jean-Daniel Kaestli
Evangéliques.info

On savait Judas Iscariote disciple, trésorier, traître et suicidé. Le voilà bientôt détenteur d’une sagesse supérieure grâce à laquelle il a consciemment accompli le mystère du salut, en un mot réhabilité, par un texte antique à paraître en français, allemand et anglais: L’Évangile de Judas.
Qu’il existe une version des faits du disciple honni, ou plutôt qu’une secte gnostique du IIe siècle lui en prête une, est d’ailleurs un fait connu depuis l’Antiquité. Mais sur les confessions de Judas, on n’en saura pas plus avant Pâques: aucune information ne filtre, et la sortie de l’écrit apocryphe a été orchestrée par la fondation bâloise Maecenas mieux que celle d’une nouvelle version de Windows; un véritable happening médiatique qui promet «de nouvelles révélations sur les débuts du christianisme». On retrouve ici un filon littéraire actuel dont le roman ésotérique Da Vinci Code est le fleuron.
L’occasion de faire le point sur le succès des apocryphes chrétiens anciens avec le professeur Jean-Daniel Kaestli de l’Université de Lausanne, qui vient d’en publier le deuxième volume à la Pléiade.

Que sont les apocryphes chrétiens anciens?
Ce sont des écrits rattachés à une figure des origines chrétiennes. Ces textes peuvent être très différents dans leur réception et leur utilisation. Il y a d’un côté des textes marginaux ou déviants par rapport à la grande Église: par exemple, l’Évangile de Marie, et très probablement l’Évangile de Judas, sont nés dans un milieu ésotérique. Ces textes ont disparu parce qu’ils ont été condamnés par les Pères de l’Église et/ou parce que les groupes qui les lisaient ont disparu. Mais d’autres écrits ont joui d’un grand crédit et font partie intégrante de la tradition chrétienne: le Protévangile de Jacques, par exemple, qui retrace la naissance et l’enfance de Marie. puis le meurtre de Zacharie par Hérode. C’est un texte du IIe siècle, et il a joui d’une grande reconnaissance, dans la piété orthodoxe, notamment. De même, l’Évangile de Nicodème a été utilisé dans la liturgie grecque orthodoxe. Ou Le livre du Coq éthiopien (homélies des apôtres), qui est une amplification de la passion du Christ.

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Quels sont les plus connus de ces écrits?
Si on se base sur l’intérêt qu’ils suscitent dans le grand public aujourd’hui, c’est sans conteste l’Évangile de Thomas, retrouvé à Nag Hammadi (Haute Égypte). Il s’agit d’un recueil de paroles de Jésus. Il est moins nettement gnostique que d’autres œuvres retrouvées là-bas; il contient notamment des paroles de Jésus assez proches de celles de évangiles canoniques. On peut aussi mentionner l’Évangile de Philippe, à cause de la citation qui en est faite dans le Da Vinci Code. Avec cette œuvre, on est à un stade nettement plus tardif dans l’interprétation des paroles de Jésus, et très nettement dans un milieu gnostique. En revanche, si on se base sur l’influence exercée par ces textes au cours de l’histoire, c’est le Protévangile de Jacques qui l’emporte en célébrité.

Dans la tradition des apocryphes chrétiens anciens, le nom de Nag Hammadi est incontournable. De quoi s’agit-il?
C’est en ce lieu qu’ont été découverts en 1945 treize volumes contenant une cinquantaine d’écrits différents en langue copte, qui étaient cachés dans des jarres au pied d’une falaise. On parle volontiers, à propos de cette découverte, de la «bibliothèque gnostique» de Nag Hammadi, mais cette appellation est débattue. Certains textes n’ont rien de gnostique, par exemple l’extrait de la République de Platon ou les Sentences de Sextus La plupart des textes étaient inconnus jusque-là, et parmi eux une dizaine d’écrits apocryphes chrétiens: une Lettre de Pierre à Philippe, par exemple, ou une Apocalypse de Paul.
Tout près de Nag Hammadi se trouvait un monastère qui se réclamait de saint Pachôme. Il est imaginable que les moines pachômiens eux-mêmes lisaient ces textes, et qu’ils les aient cachés au IVe siècle, lorsque les apocryphes ont été mis à l’index par l’évêque d’Alexandrie, Athanase. Une lettre de l’an 379, qu’on a retrouvée et qu’il a rédigé, indique les livres qui sont reçus (canoniques), ceux sont bons à lire (comme la Sagesse de Salomon ou le Siracide, qui figurent dans les bibles catholiques) mais aussi des livres hérétiques.

Comment expliquez-vous le succès médiatique actuel des apocryphes chrétiens?
Je le mesure sans pouvoir l’expliquer comme je le voudrais. C’est vrai que nos volumes à la Pléiade se vendent bien. Mais j’avoue que je ne sais pas dans quelle optique ils sont lus.
Il y a, dans une partie de la société qui est détachée de la tradition chrétienne, l’idée qu’on a étouffé certaines vérités, par exemple sur Jésus. Plus généralement, cela tient au goût actuel pour l’ésotérisme : on recherche tout ce qui a été transmis par des chemins mystérieux. Cela vaut pour les apocryphes, mais aussi pour les traditions égyptiennes, l’hermétisme. En fait, ce goût pour l’ésotérisme a toujours existé.
Mais pour une autre part de la société, qui est encore attachée à la tradition chrétienne, les apocryphes sont des documents importants pour la compréhension du christianisme des premiers siècles. Ils nous éclairent sur la manière dont les chrétiens d’alors ont lu et compris, mais aussi complété les récits bibliques.
Il y a des gens qui lisent cela comme des textes littéraires, même si tous ces textes ne sont pas des chefs-d’œuvre.
La même question, je me la pose, et beaucoup plus encore, au sujet du succès de Da Vinci Code. Je n’ai pas compris comment on pouvait s’enticher d’un texte pareil. Dan Brown a appris les trucs littéraires pour retenir l’attention du lecteurs, mais c’est une littérature de qualité tout à fait moyenne.

Comment expliquer la production de ces légendes chrétiennes à côté de textes reçus, «sacrés»? De telles légendes n’étaient pas censurées?
En un sens, ceux qui ont composé ces textes n’ont pas fait quelque chose de nouveau. La légende est déjà présente dans la Bible, au sens de «ce qu’on doit raconter au sujet de tel personnage ou de tel événement». Il y a continuité avec la tradition juive de la haggada, qui s’enracine dans une lecture extrêmement attentive du texte. La haggada pratique une exégèse narrative et amplificatrice, où on s’interroge sur les blancs du texte, ou sur les personnages secondaires – les anonymes, qui reçoivent un nom – et où on rapproche le texte à expliquer d’un ou plusieurs autres textes.
Le terme midrash, qui désigne ce type d’exègèse narrative du texte biblique, est du reste souvent rendu par «légende», comme dans le titre de l’ouvrage classique de Louis Ginzberg, Les Légendes des Juifs. Ces développements étaient compris comme servant à l’édification, et cela rejoint la réflexion actuelle sur l’utilisation du récit ou du conte dans la prédication et dans l’enseignement.
Cela me fait à un prédicateur copte qui, dans une prédication sur la vie de Jésus où il a rajouté quantité de détails, au Ve ou au Vie siècle, prend l’image suivante: l’empereur ne sera pas offensé si de belles broderies sont ajoutées à son manteau. Ainsi Jésus ne sera pas offensé si on ajoute quelques embellissement à ses saints Évangiles. Il bénira par là ceux par qui il porte du fruit. Selon lui, ces ajouts servent à l’édification.

Donc les fidèles pensaient que les textes bibliques étaient des légendes?
Je pense que les fidèles de cette époque ne faisaient pas la différence entre histoire sainte et histoire tout court. C’est nous qui avons appris la distinction. Par exemple, le Protévangile de Jacques, pour les gens qui le lisaient, avaient le même statut et la même valeur d’autorité que les textes canoniques. Dans le Protévangile, Marie passe l’âge de 3 à 12 ans dans le Temple, nourrie par la main d’un ange. C’est alors qu’on cherche quelqu’un pour s’en occuper. On trouve un veuf de réputation irréprochable, Joseph, qui sera son gardien. Puis ensuite, le texte renoue avec le récit évangélique. Ce qu’on a fait ici, c’est de compléter en amont le récit. Marie a été mise à part depuis toujours pour être la mère de Jésus. On rapproche le texte à expliquer d’un autre texte: Anne et Joachim, un vieux couple stérile, les parents de Marie dans le Protévangile, revivent l’histoire d’Abraham et Sarah. Et Anne est très clairement la reprise d’Anne mère du prophète Samuel.

Quel est le lien entre la haggada, de tradition juive, et la rédaction des apocryphes chrétiens par des auteurs qui étaient de tradition gréco-latine?
Ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que les Pères de l’Église ont repris à leur compte des éléments de la haggada. Les auteurs des apocryphes sont aussi des lettrés. Ils s’inscrivent dans une tradition savante du texte biblique.
L’exemple le plus évident est l’apocryphe intitulé Ascension d’Ésaïe, un texte apocryphe chrétien du Ier siècle. Il a été produit dans un milieu de prophètes chrétiens judaïsants qui se sentaient détenteurs d’une certaine autorité/inspiration, parce que légataires de la tradition prophétique et martyre de l’Ancien Testament. Dans ce texte, Ésaïe est scié en deux par une scie de bois. Ses auteurs ont repris une tradition midrashique selon lequel c’est le roi Manassé qui a mis à mort le prophète. Un texte juif qui existait, et mentionnait le bois et une scie.

Propos recueillis par Joël Reymond. Interview publiée en condensé dans le Christianisme Aujourd’hui

Gnosticisme
L’Évangile de Judas était suffisamment significatif pour que St Irénée, évêque de Lyon et premier grand auteur ecclésiastique d’Occident, lui consacre une mention dans son pamphlet Contre les hérétiques: «Ils déclarent que Judas le traître était bien avisé de ces choses, et que lui seul, connaissant la vérité comme aucun autre, a accompli le mystère de la trahison. Ils ont produit une histoire fictive de ce genre, qu’ils ont appelé l’Evangile de Judas.»
La littérature hérétique du 2e siècle est majoritairement issue des cercles gnostiques. La christologie des gnostiques était profondément hérétique, et on l’appelait «docétisme». Son idée: le Christ n’était pas un être de chair, mais un pur esprit. Cette affirmation provenait de thèses des philosophes grecs selon lesquels le monde matériel est intrinsèquement mauvais et opposée aux réalités spirituelles. Les gnostiques voyaient le Christ comme un médiateur de la révélation divine, et enseignaient un salut et une résurrection spirituels accessibles à un cercle d’initiés qui comprenaient sa sagesse. Les gnostiques professaient un grand mépris pour Dieu, la Création et les Juifs.


Judas a fasciné et fascine encore

Les pérégrinations d’un manuscrit
L’Évangile de Judas, dont le texte n’a encore jamais été publié, se présente sous la forme d’un manuscrit papyrus rédigé dans un dialecte copte. Mais il sera lacunaire puisque le haut des vingt-cinq feuillets est irrémédiablement endommagé.
L’histoire du manuscrit lui-même présente presque davantage d’intérêt que son contenu. Découvert on ne sait trop quand après la Guerre en Moyenne Égypte, il est apparu sur le marché noir des œuvres d’art anciennes en 1983. Dès ce moment, le milieu scientifique et des collectionneurs connaît son existence. Exporté illégalement hors d’Égypte, il refait surface aux États-Unis en 1998. Lorsque les autorités égyptiennes s’en mêlent, le manuscrit devient invendable. Ses propriétaires suisses créent alors une fondation (Maecenas) pour le restaurer et le publier. Le lancement du texte intégral a été négocié à prix d’or avec le National Geographic Magazine, et il sera accompagné par des ouvrages grand public et des documentaires racontant l’aventure de la découverte de l’œuvre.

Le trend littéraire
La publication de l’antique Évangile selon Judas est concomitante avec plusieurs romans modernes qui portent le même titre:
– Un ouvrage de l’écrivain valaisan Maurice Chappaz (Gallimard, 2001)
– Un récit britannique analogue à Da Vinci Code de Simon Mawer (version française chez Flammarion 2002)
– Enfin, une histoire québécoise de serial killers, de Robert Leroux et Patrice Lavallée (Robert Laffont, 2004)

Judas dans la culture
L’image de Judas a été figée pendant dix-neuf siècle, notamment comme archétype du Juif déicide, pour s’animer dès le 20e siècle en une succession de métamorphoses. Comme tous les méchants, il a choisi son destin, même si sa perte est inéluctable; en face, le gentil obéit à un destin programmé, sans surprise. C’est un lieu commun de la littérature.
Dès les premiers siècles du christianisme, la légende de Judas s’étoffe. Un Évangile apocryphe, une Vie de Jésus en arabe, raconte qu’enfant Judas était déjà habité par un démon. Le petit Jésus, âgé de trois ans, faisant des miracles par le contact de ses vêtements ou l’eau de son bain, la mère de Judas conduisit celui-ci chez Marie pour que Jésus le guérisse. Mais Judas se mit à frapper Jésus et celui-ci à pleurer. Et l’endroit où il avait été frappé est celui que, sur la croix, une lance perça.
Judas a trahi son maître, il est en partie responsable de sa mort, d’où l’horreur qu’il a généralement inspirée. Mais si cette mort était nécessaire à la Rédemption, Judas n’a-t-il pas, malgré lui, collaboré à cette Rédemption? Il y a là comme un lieu sombre de la révélation chrétienne, que le Nouveau Testament couvre cependant en parlant de mystère, et ce genre de «blancs», comme les qualifie Jean-Daniel Kaestli, ont toujours tendance à être occupés par la suite. Le problème posé à la théologie chrétienne, et qu’elle a abordé sans détour, est celui de la prédestination.

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